HENRI BERGSON (1859-1941)
Le Rire, Essai sur la signification du comique♦
Dans Le Rire, un recueil regroupant des articles originellement publiés dans La Revue de Paris en 1899, le philosophe Henri Bergson (1859-1941) analyse les sources du comique et la fonction du rire. À travers les thèmes qu’il aborde apparaît aussi sa conception de l’art et de la vie. Voici des extraits des trois premières pages du chapitre 11 intitulé “La boule de neige”.
Analysons les différentes étapes de l’analyse : Comment la pensée de Bergson progresse-t-elle ? Quelles en sont les articulations ? Comment l’exemplifie-t-il ? C’est ce que les annotations essaient de mettre en valeur.
- Lisez plusieurs fois cet extrait puis passez la souris sur les annotations pour commencer la réflexion.
- Faites ensuite l’exercice qui suit.
La boule de neige. – […] Voici, par exemple, la boule de neige qui roule, et qui grossit en roulant. Nous pourrions aussi bien penser à des soldats de plomb rangés à la file les uns des autres : si l’on pousse le premier, il tombe sur le second, lequel abat le troisième, et la situation va s’aggravant jusqu’à ce que tous soient par terre. Ou bien encore ce sera un château de cartes laborieusement monté : la première qu’on touche hésite à se déranger, sa voisine ébranlée se décide plus vite, et le travail de destruction, s’accélérant en route, court vertigineusement à la catastrophe finale. Tous ces objets sont très différents, mais ils nous suggèrent, pourrait-on dire, la même vision abstraite, celle d’un effet qui se propage en s’ajoutant à lui-même, de sorte que la cause, insignifiante à l’origine, aboutit par un progrès nécessaire à un résultat aussi important qu’inattendu.1Série d’exemples empruntés au jeu et au domaine de l’enfance pour illustrer l’effet “boule de neige”. Notez les idées d’amplification et de surprise. Ce paragraphe se termine par une analyse: dans tous ces cas l’amplification est inévitable et le résultat disproportionné avec la cause. Notez aussi la personnification des objets (les cartes).
Ouvrons maintenant un livre d’images pour enfants : nous allons voir ce dispositif s’acheminer déjà vers la forme d’une scène comique. Voici par exemple (j’ai pris au hasard une « série d’Épinal ») un visiteur qui entre avec précipitation dans un salon : il pousse une dame, qui renverse sa tasse de thé sur un vieux monsieur, lequel glisse contre une vitre qui tombe dans la rue sur la tête d’un agent qui met la police sur pied, etc. 2Autre exemple toujours emprunté au domaine de l’enfance, où une série d’événements produit l’effet comique.
Même dispositif dans bien des images pour grandes personnes. Dans les «histoires sans paroles » que crayonnent les dessinateurs comiques, il y a souvent un objet qui se déplace et des personnes qui en sont solidaires : alors, de scène en scène, le changement de position de l’objet amène mécaniquement des changements de situation de plus en plus graves entre les personnes.3Nouvel exemple qui élargit la thèse (l’effet “boule de neige” est une source du comique) puisqu’il concerne le monde des adultes. Ici l’analyse introduit le concept de mécanisme: les personnages sont affectés par une série d’événements mécaniques. Notez la personnification qu’introduit le verbe pronominal à sens passif: “l’objet se déplace”.
Passons maintenant à la comédie. Combien de scènes bouffonnes, combien de comédies même vont se ramener à ce type simple ! Qu’on relise le récit de Chicaneau dans les Plaideurs : ce sont des procès qui s’engrènent dans des procès, et le mécanisme fonctionne de plus en plus vite (Racine nous donne ce sentiment d’une accélération croissante en pressant de plus en plus les termes de procédure les uns contre les autres) jusqu’à ce que la poursuite engagée pour une botte de foin coûte au plaideur le plus clair de sa fortune. Même arrangement encore dans certaines scènes de Don Quichotte, par exemple dans celle de l’hôtellerie, où un singulier enchaînement de circonstances amène le muletier à frapper Sancho, qui frappe sur Maritorne, sur laquelle tombe l’aubergiste, etc.4Exemple de la comédie et du rire qu’elle suscite. Cet exemple élargit le propos de Bergson. Bergson analyse donc le comique dans l’art, où il découvre le même dispositif. Notez que l’idée de mécanique se renforce avec les verbes “s’engrener” et “fonctionner” (qui font référence à la machine) et avec les mots “mécanisme” et “arrangement” (qui mettent en valeur l’idée d’artifice ; opposition avec le mouvement naturel).
Arrivons enfin au vaudeville contemporain. Est-il besoin de rappeler toutes les formes sous lesquelles cette même combinaison se présente ? Il y en a une dont on use assez souvent : c’est de faire qu’un certain objet matériel (une lettre, par exemple) soit d’une importance capitale pour certains personnages et qu’il faille le retrouver à tout prix. Cet objet, qui échappe toujours quand on croit le tenir, roule alors à travers la pièce en ramassant sur sa route des incidents de plus en plus graves, de plus en plus inattendus.5Dernier élargissement (“enfin”) avec l’exemple du vaudeville, où Bergson relève le même agencement. Cet exemple renforce ce qui a été dit précédemment (idée de “combinaison” artificielle). Bergson opère aussi une nouvelle personnification avec l’image d’un objet qui s’anime, et dont le destin peut être comparé à celui d’un personnage (l’objet ramasse sur sa route des incidents de plus en plus graves). Cette personnification rappelle celle des cartes dans le ler paragraphe. Le concept de surprise (“inattendu”) est aussi souligné. Il faudra plus tard le lier à la notion de rupture (choc, incident). Tout cela ressemble bien plus qu’on ne croirait d’abord à un jeu d’enfant. C’est toujours l’effet de la boule de neige. 6L’analyse de l’exemple tiré du vaudeville permet de récapituler l’argument (“C’est toujours l’effet de la boule de neige”) et de renforcer la chaîne des exemples.
Le propre d’une combinaison mécanique est d’être généralement réversible.7Le mot “réversible” introduit une nouvelle idée que Bergson va développer (la circularité du processus). Une série d’événements peut devenir comique par inversion. L’enfant s’amuse à voir une bille lancée contre des quilles renverser tout sur son passage en multipliant les dégâts ; il rit plus encore lorsque la bille, après des tours, détours, hésitations de tout genre, revient à son point de départ. En d’autres termes, le mécanisme que nous décrivions tout à l’heure est déjà comique quand il est rectiligne ; il l’est davantage quand il devient circulaire, et que les efforts du personnage aboutissent, par un engrenage fatal de causes et d’effets, à le ramener purement et simplement à la même place. […] Faire beaucoup de chemin pour revenir, sans le savoir, au point de départ, c’est fournir un grand effort pour un résultat nul. […] 8Ce nouvel exemple l’aide à pousser son analyse: si le comique est issu de l’enchaînement mécanique des cause et des effets, il se renforce quand tout s’inverse, annulant l’effort. Notez que le personnage est inconscient (distant, inattentif, distrait, déconnecté de ce qui se passe), remarque qu’il faudra mettre en rapport avec le paragraphe 7 où les mots “distractions” et “attentifs” s’opposent. L’effort, d’autre part, présuppose l’attention. Or ici l’attention défaillante (la distraction) annule l’effort.
Mais pourquoi rions-nous de cet arrangement mécanique ? Que l’histoire d’un individu ou celle d’un groupe nous apparaisse, à un moment donné, comme un jeu d’engrenages, de ressorts ou de ficelles, cela est étrange, sans doute, mais d’où vient le caractère spécial de cette étrangeté ? pourquoi est-elle comique ?9Bergson récapitule les dispositifs qui provoquent le rire, et annonce l’analyse de ses raisons: pourquoi cet engrenage mécanique et parfois circulaire est-il drôle? Relevons le mot “étrangeté” que l’on pourra mettre plus tard en rapport avec la notion d’extériorité (“intrus”, 7e paragraphe).
À cette question, qui s’est déjà posée à nous sous bien des formes, nous ferons toujours la même réponse. Le mécanisme raide que nous surprenons de temps à autre, comme un intrus, dans la vivante continuité des choses humaines, a pour nous un intérêt tout particulier, parce qu’il est comme une distraction de la vie. 10 Explication: Ce “mécanisme raide”, cet engrenage des causes et des effets et cette circularité tranchent avec la vie dans laquelle ils arrivent par surprise, en intrus. Si cette mécanique est extérieure à la vie, si c’est une “distraction de la vie”, on peut donc ajouter que pour Bergson, le comique est extérieur. Dans l’analyse du texte il faudra montrer que cette réponse reprend certaines notions introduites précédemment (notion d’extériorité, de distraction versus concentration sur l’effort, notion de rupture). L’automatisme provoque le rire parce qu’il tranche avec le courant de la vie (décrite dans le paragraphe suivant comme un mouvement fluide, continu, permanent. Si les événements pouvaient être sans cesse attentifs à leur propre cours, il n’y aurait pas de coïncidences, pas de rencontres, pas de séries circulaires ; tout se déroulerait en avant et progresserait toujours. Et si les hommes étaient toujours attentifs à la vie, si nous reprenions constamment contact avec autrui et aussi avec nous-mêmes, jamais rien ne paraîtrait se produire en nous par ressorts ou ficelles. 11Avec ces deux hypothèses Bergson présente en creux sa conception du mouvement de la vie : elle se déroule de façon continue et de façon non répétitive, elle est focalisée. Il n’y aurait pas de “distractions” (d’interférences) dans les événements humains (donc pas de comique) s’ils épousaient continûment son mouvement. De même les hommes ne seraient pas parfois comiques (ils n’agiraient pas par un automatisme qui tranche avec le mouvement fluide de la vie) s’ils étaient tout le temps connectés/adaptés à la vie
Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements.12Définition du comique et du rire sous forme de récapitulation conceptualisante : la personne est comique quand elle se chosifie (concept d’aliénation). Cette chosification est peut-être à lier au processus inverse qui s’opère dans ce texte (Bergson personnifie ci-dessus des objets). L’événement humain comique s’oppose à la vie, est sans vie parce qu’il est mécanique et répétitif (or la vie est fluide et souple). Bergson définit aussi le rire: c’est une réaction, une réponse à un comportement/agencement artificiel. C’est une réponse normative qui souligne un travers, qui corrige un mouvement (un contre-sens). Le comique exprime donc une “imperfection”. Notez le verbe “réprimer” qui introduit l’idée d’un contrôle social. […]
Paris, Éditions Alcan, 1924. Edition électronique réalisée par Bertrand Gibier. Extrait reproduit avec l’autorisation de Jean-Marie Tremblay (Les classiques des sciences sociales).
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↥1 | Série d’exemples empruntés au jeu et au domaine de l’enfance pour illustrer l’effet “boule de neige”. Notez les idées d’amplification et de surprise. Ce paragraphe se termine par une analyse: dans tous ces cas l’amplification est inévitable et le résultat disproportionné avec la cause. Notez aussi la personnification des objets (les cartes). |
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↥2 | Autre exemple toujours emprunté au domaine de l’enfance, où une série d’événements produit l’effet comique. |
↥3 | Nouvel exemple qui élargit la thèse (l’effet “boule de neige” est une source du comique) puisqu’il concerne le monde des adultes. Ici l’analyse introduit le concept de mécanisme: les personnages sont affectés par une série d’événements mécaniques. Notez la personnification qu’introduit le verbe pronominal à sens passif: “l’objet se déplace”. |
↥4 | Exemple de la comédie et du rire qu’elle suscite. Cet exemple élargit le propos de Bergson. Bergson analyse donc le comique dans l’art, où il découvre le même dispositif. Notez que l’idée de mécanique se renforce avec les verbes “s’engrener” et “fonctionner” (qui font référence à la machine) et avec les mots “mécanisme” et “arrangement” (qui mettent en valeur l’idée d’artifice ; opposition avec le mouvement naturel). |
↥5 | Dernier élargissement (“enfin”) avec l’exemple du vaudeville, où Bergson relève le même agencement. Cet exemple renforce ce qui a été dit précédemment (idée de “combinaison” artificielle). Bergson opère aussi une nouvelle personnification avec l’image d’un objet qui s’anime, et dont le destin peut être comparé à celui d’un personnage (l’objet ramasse sur sa route des incidents de plus en plus graves). Cette personnification rappelle celle des cartes dans le ler paragraphe. Le concept de surprise (“inattendu”) est aussi souligné. Il faudra plus tard le lier à la notion de rupture (choc, incident). |
↥6 | L’analyse de l’exemple tiré du vaudeville permet de récapituler l’argument (“C’est toujours l’effet de la boule de neige”) et de renforcer la chaîne des exemples. |
↥7 | Le mot “réversible” introduit une nouvelle idée que Bergson va développer (la circularité du processus). Une série d’événements peut devenir comique par inversion. |
↥8 | Ce nouvel exemple l’aide à pousser son analyse: si le comique est issu de l’enchaînement mécanique des cause et des effets, il se renforce quand tout s’inverse, annulant l’effort. Notez que le personnage est inconscient (distant, inattentif, distrait, déconnecté de ce qui se passe), remarque qu’il faudra mettre en rapport avec le paragraphe 7 où les mots “distractions” et “attentifs” s’opposent. L’effort, d’autre part, présuppose l’attention. Or ici l’attention défaillante (la distraction) annule l’effort. |
↥9 | Bergson récapitule les dispositifs qui provoquent le rire, et annonce l’analyse de ses raisons: pourquoi cet engrenage mécanique et parfois circulaire est-il drôle? Relevons le mot “étrangeté” que l’on pourra mettre plus tard en rapport avec la notion d’extériorité (“intrus”, 7e paragraphe). |
↥10 | Explication: Ce “mécanisme raide”, cet engrenage des causes et des effets et cette circularité tranchent avec la vie dans laquelle ils arrivent par surprise, en intrus. Si cette mécanique est extérieure à la vie, si c’est une “distraction de la vie”, on peut donc ajouter que pour Bergson, le comique est extérieur. Dans l’analyse du texte il faudra montrer que cette réponse reprend certaines notions introduites précédemment (notion d’extériorité, de distraction versus concentration sur l’effort, notion de rupture). L’automatisme provoque le rire parce qu’il tranche avec le courant de la vie (décrite dans le paragraphe suivant comme un mouvement fluide, continu, permanent. |
↥11 | Avec ces deux hypothèses Bergson présente en creux sa conception du mouvement de la vie : elle se déroule de façon continue et de façon non répétitive, elle est focalisée. Il n’y aurait pas de “distractions” (d’interférences) dans les événements humains (donc pas de comique) s’ils épousaient continûment son mouvement. De même les hommes ne seraient pas parfois comiques (ils n’agiraient pas par un automatisme qui tranche avec le mouvement fluide de la vie) s’ils étaient tout le temps connectés/adaptés à la vie |
↥12 | Définition du comique et du rire sous forme de récapitulation conceptualisante : la personne est comique quand elle se chosifie (concept d’aliénation). Cette chosification est peut-être à lier au processus inverse qui s’opère dans ce texte (Bergson personnifie ci-dessus des objets). L’événement humain comique s’oppose à la vie, est sans vie parce qu’il est mécanique et répétitif (or la vie est fluide et souple). Bergson définit aussi le rire: c’est une réaction, une réponse à un comportement/agencement artificiel. C’est une réponse normative qui souligne un travers, qui corrige un mouvement (un contre-sens). Le comique exprime donc une “imperfection”. Notez le verbe “réprimer” qui introduit l’idée d’un contrôle social. |