La vie, la mort, et ce qui les transcende
Diana Liu (2012) ©
Simone Weil, une philosophe française, présente ses idées sur la guerre dans son essai intitulé <<La guerre efface toute idée de but>>. En réfléchissant à la façon dont la guerre impose la pesanteur de la mort imminente, Weil conclut que la guerre est donc inutile parce que, affrontée tous les jours à l’idée de sa mort inévitable, la pensée du soldat <<ne peut pas voyager dans le temps sans passer par la mort>>. Ainsi, l’omniprésence de la mort remplace la notion de l’avenir, tout en effaçant toute idée de but. Parmi les trois essais que nous avons lus au sujet de la guerre, celui de Weil m’intéresse le plus parce qu’elle utilise ce thème pour aborder les profondes questions philosophiques qui encerclent notre existence: la vie et la mort. En fin de compte, en ouvrant un espace où nous pouvons examiner nos vies dans la perspective la plus large (de la vie à la mort), Weil nous aide à nous plonger dans une exploration plus profonde, complète, et transcendante à propos de l’existence humaine.
L’argument de Weil à propos de l’inefficacité de la guerre est basé sur une analyse des façons différentes dont les gens perçoivent la réalité de la mort. Elle différencie clairement deux groupes : les combattants, <<ceux dont l’âme est soumise au joug de la guerre>>, et les autres hommes. Ici, elle utilise une théorie structuraliste pour séparer les gens en deux groupes: la norme, tous les autres hommes, et les déviants, ceux se battant à la guerre. <<Pour les autres [la norme], écrit-elle, la mort est une limite imposée d’avance à l’avenir>>. En d’autres termes, la mort n’est pas l’avenir même pour ces gens, mais seulement une barrière mystérieuse et invisible qu’ils percuteront un jour mais pourront, pendant un certain temps, abstraire de leur avenir. C’est un rapport normal avec la mort qui nous permet de continuer à vivre exemptés de la possibilité continuelle de la mort, et donc de sa terreur paralysante. Cette perspective s’oppose à celle du deuxième groupe: les soldats encombrés du joug de la guerre. Pour eux, la mort est en fait leur avenir—elle dort avec leurs corps dans les casernes et s’attaque à leurs esprits épuisés dans les champs de bataille. Or, que des gens doivent vivre de cette manière, <<que des hommes aient pour avenir la mort, déclare-t-elle, [est] contre nature>>. Weil élabore en disant que l’âme est naturellement incapable de soutenir la pensée continuelle de la mort parce que c’est <<une réalité infiniment trop dure>>. En effet, l’âme d’un combattant est constamment submergée dans une sorte du PTSD (le stress post-traumatique) grotesque, hantée par <<la possibilité de mort qu’enferme chaque minute>>. Cela est évidemment un mode de vie retors et épouvantable, où les notions romantiques de la guerre et de la mort se dissipent rapidement, remplacées par un mal sombre et aride. De cette façon, Weil démontre l’effet qu’a la mort sur la façon dont nous vivons, et éclaire notre perspective sur le but et le sens de la vie.
Weil reconnaît que l’âme n’est pas censée souffrir constamment du fardeau de la mort. Elle explique que, à cause de cet environnement émotionnel suffocant, <<l’âme [d’un combattant] souffre violence tous les jours>>. La mort est une violence contre l’âme; la mort, autrement dit, efface la vie. Analysée dans une autre direction, cette déclaration implique également une compréhension de la vie humaine: à savoir que les humains prospèrent et vivent abondamment quand l’épine de la mort n’est pas continuellement enfoncée dans leurs esprits. Bien que ces déclarations semblent évidentes et axiomatiques, Weil, en reconnaissant ces faits simples de l’existence humaine, apporte de la lumière sur le processus au cours duquel l’âme se déplace d’un état temporel à un état éternel.
Tout au long de son essai, Weil utilise l’idée de la guerre pour considérer la façon dont les humains réagissent à la mort. Or cette réaction est nettement négative : Weil commence son essai en remarquant que <<la mort […] fait plier l’âme du combattant>>, et continue en disant que <<l’âme souffre violence tous les jours [à cause de la mort]>> et que <<chaque matin l’âme se mutile de toute aspiration>>. Notre âme pousse donc des cris à l’idée de la mort. En effet, nous la rejetons à la fois par la façon dont nous portons le deuil, et par la façon dont nous vivons. L’idée de la mort est si épouvantable que, après la mort d’un être cher, nous le traînons comme un reflet mort et devons subir le processus entier du deuil, exprimant notre chagrin avec des livres et des chansons remplies des lamentations. De la même façon, vivant comme si nous vivrions éternellement, nous repoussons la mort par notre mode de vie. Cela est exemplifié par la façon dont nous passons notre temps et planifions nos vies. Par exemple, les jeunes traitent leurs corps comme s’il serait pour toujours en bonne santé, et les gens vivent et perdent leur temps précisément parce qu’ils ont l’impression d’avoir tout le temps pour faire ce qu’ils veulent. Selon les dires de Weil, <<[pour les autres,] la mort est une limite imposée d’avance à l’avenir et non l’avenir même>>; la plupart d’entre nous appartient à cette première catégorie (la norme) mentionnée ci-dessus. Ainsi nous évitons la mort, à la fois mentalement et physiquement, en raison de notre aversion pour elle. Comme nos sentiments d’horreur et de dégoût sont généralement basés sur l’impression que c’est quelque chose d’odieux, nous rejetons et portons le deuil parce que la mort est un état qui nous semble intrinsèquement brisé, déchu, voire mauvais.
Or, au milieu de cet argument, un paradoxe se présente. Pourquoi ressentons-nous cette réaction automatique de rejet et d’aversion envers la mort? En effet, la mort fait partie du cycle naturel de la croissance et de la décomposition (ce n’est donc pas quelque chose de déviant ou d’anormal), et nous la voyons de toutes parts dans le monde matériel. Alors, pourquoi ressentons-nous une telle aversion envers elle? Etant nous-mêmes des êtres temporels, nous n’avons jamais connu aucun être ou chose qui ait vécu éternellement. Alors d’où viennent toutes ces grandes notions que nous possédons de l’éternité, de la transcendance, et de <<pour toujours et à jamais>>? Il semble qu’il y ait une division entre la réalité physique et la réalité spirituelle, entre la décomposition que nous voyons de toutes parts et l’éternité, que nous espérons secrètement. Nous regardons à travers l’abîme béant qui nous sépare d’une réalité plus complète; nous voici, mais nous languissons après une plénitude et un épanouissement qui ne peuvent pas être complètement réalisés dans ce monde. Au milieu de toutes ces questions, cette disparité nous révèle quelque chose de profond.
Ce paradoxe met en relief le fait que les humains portent, à l’intérieur d’eux, les vestiges de ce que la vraie vie est censée être, la vision disparue depuis longtemps d’une réalité passée. La vraie vie est une vie d’abondance, une vie éternelle; non pas une vie remplie de malaise et d’ennui où nous continuons à marcher péniblement pour toujours sans repos ou paix, ni une vie où tout plaisir et beauté deviennent graduellement monotones et banals. Pas du tout : nous avons été faits pour vivre, et pas simplement pour exister comme des voyageurs en transit: aujourd’hui ici, demain disparus. En effet, comment pourrions-nous avoir l’impression que la mort est intrinsèquement un mal si nous n’avions pas, initialement, le sentiment profondément enraciné de ce qui est bon, complet, voire total? Nos désirs les plus grands ainsi que nos peurs les plus profondes trahissent une vision plus haute de ce que sont les humains : l’image immortelle, glorieuse, mais pour l’instant extrêmement brisée, d’un Dieu qui nous a créés, d’un Dieu qui se languit de passer l’éternité avec ceux qu’il aime fidèlement et infiniment, les humains créés à son image.
En conclusion, les observations de Simone Weil sur les atrocités de la guerre et la négativité de la mort fournissent un contexte dans lequel nous pouvons réfléchir au sens et à la valeur de l’existence humaine, non en raison de sa temporalité et brièveté, mais en raison de son éternité.