À une passante, Baudelaire
Jonathan Kiper (2010) ©
Extrait de son recueil de 1857 intitulé Les Fleurs du mal, le poème « A une passante », de Charles Baudelaire, est un sonnet en alexandrins composé de deux quatrains et de deux tercets. Inspiré par une « passante » croisée dans la rue, le poète compose ce poème pour décrire le coup de foudre qu’elle lui cause. Pour illustrer la force et la rapidité de cette brève rencontre, Baudelaire emploie le champ lexical des intempéries. Le premier quatrain fait contraster la rue animée avec la femme, qui est en grand deuil. Le deuxième quatrain continue la description de cette femme et décrit l’interaction (ou l’absence d’interaction) entre elle et le poète. Les deux tercets qui terminent le poème s’opposent aux quatrains dans la mesure où le poète s’adresse directement à la femme. Rétrospectivement, il fantasme sur cette rencontre.
Étouffé par le chaos de la rue, le poète voit passer une femme. Il décrit cette rencontre comme une tempête. Le fait que la femme soit « en grand deuil » signifie, dès la deuxième strophe, que rien ne peut se passer entre elle et le poète. Malgré cela, et peut-être même attiré par l’impossibilité de cette situation, le poète commence à fantasmer. Dans le deuxième quatrain il décrit sa « jambe de statue », probablement parce que seuls les pieds de la femme sont visibles sous les vêtements du deuil. Il se décrit « crispé », assimilant toute la beauté de cette vision. Sans même suggérer que la femme ait pu le voir, le poète focalise sa description sur l’œil de la femme, décrit comme un « ciel livide où germe l’ouragan » et d’où vient « [l]a douceur qui fascine et le plaisir qui tue ».
Continuant d’explorer le champ lexical des intempéries, Baudelaire ouvre le premier tercet sur une exclamation : « [un] éclair…puis la nuit ! ». Aussi vite qu’est arrivée la tempête, la femme s’est enfuie. Il ajoute qu’elle l’ « a fait soudainement renaître » et se demande s’il la reverra jamais dans cette vie. Ou alors, peut-être seulement « dans l’éternité »? Réalisant qu’il ne va probablement jamais la revoir, le poète, qui maintenant s’adresse à elle, exprime ses regrets dans le dernier tercet. Il ne sait où elle est partie, et elle ne sait où il allait. Un chiasme marque leur rencontre, il marque leur destinée : tous deux se sont rencontrés, mais continuent leurs propres vies. Ils se sont croisés. Le poète, cependant, tente de rattraper ce moment en insistant sur le fait qu’ils auraient pu s’aimer.
Dans ce poème, Baudelaire nous montre que la vie est parfois laissée au hasard, comme le temps. La métaphore qu’on utilise pour décrire l’amour immédiat, le coup de foudre, est d’ailleurs dérivée de ce champ lexical. Quelquefois, le hasard est cruel. On pense parfois qu’en tant qu’être humain, on peut surmonter le hasard, mais Baudelaire nous montre, avec ce couple qui aurait pu se connaître, qu’on ne le peut pas. Les normes sociales, le fait que la passante soit en deuil (on ne s’approche pas des femmes en deuil) nous l’empêchent. On se croise comme deux nuages dans le ciel, et on continue. Puis, loin de l’endroit où on s’est rencontré, le ciel devient clair. Le message de Baudelaire n’est pas tout à fait négatif. On peut et on doit se consoler dans le fait que le poète pense que ces deux êtres auraient pu s’aimer, et que ce genre de rencontre n’est pas isolé.