L’Inconnue, Villiers de L’Isle-Adam
Bryce Francis (2010) ©
Nouvelle issue du recueil Contes Cruels (1883) d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, « L’Inconnue » raconte l’histoire d’un très jeune et noble orphelin, le comte Félicien de la Vierge. Visitant Paris pour la première fois, le jeune homme, ignorant du monde, tombe amoureux d’une belle femme qu’il voit à l’opéra. Séduit par sa beauté et chargé par l’atmosphère folle du théâtre, plus tard, dans la rue il proclame son amour à cette inconnue. Bizarrement, elle répond qu’elle est sourde. Cependant sa surdité ne semble pas être un problème psychologique ; c’est plutôt une réticence à communiquer. Elle est sourde à ce que dit le comte Félicien. En outre, elle lui explique qu’elle ne pense pas que les relations entre les hommes et les femmes puissent fonctionner, en général. D’après elle, Félicien n’est pas amoureux d’elle, comme il le croit, mais amoureux de lui-même.
Ce narcissisme du comte Félicien, produit de sa jeunesse, contribue en effet à alimenter l’amour qu’il éprouve pour cette femme. L’auteur explique que « le visage de cette femme [vient] se réfléchir dans son esprit comme en un miroir familier ». L’image de la femme que Félicien perçoit n’est pas la réalité, mais une réflexion de ce qu’il veut voir. Elle n’est qu’un miroir pour lui. Il aime la femme de rêve qu’il a construite, et elle rejette cet amour. Cependant, bien qu’elle dénonce à juste titre le leurre de Félicien, elle est elle-même hypocrite : elle refuse de l’entendre, croyant qu’il est possible de lire « sur [son] front » ce qu’il veut dire. Ayant une idée préconçue, elle ne voit pas vraiment Félicien, mais une version de lui, qu’elle a créée.
La jeunesse de Félicien explique ses autres faiblesses, sa naïveté et sa passion excessive. Cette énergie frénétique est évidente dans les courts paragraphes dans lesquels l’auteur décrit son obsession dans un rythme fébrile. L’enthousiasme de Félicien se manifeste aussi dans la description du moment où son regard, pour la première fois, croise celui de la femme. Le narrateur décrit un vrai coup de foudre : « le temps de briller et s’éteindre, une seconde ».
Néanmoins le problème n’est pas Félicien, en particulier. La femme explique qu’elle ne veut se marier avec personne. Elle prétend que les relations entre les hommes et les femmes ne fonctionneront jamais, parce que les femmes ne sont que des « illusions ». Elles font semblant d’avoir un secret, mais en réalité ce secret « est identique au néant ». La comparaison des femmes avec des « sphinx de pierre » et la déclaration selon laquelle les femmes « ne s’expriment que par des actes » sont des indications de la misogynie véhémente qui existait en France au XIXe siècle.
A la fin, la femme « quitt[e] le bras de Félicien et « se dégag[e] comme un oiseau ». Cette dernière comparaison souligne la métaphore, issue d’un proverbe ancien, qui ouvre la nouvelle : « Le cygne se tait toute sa vie pour bien chanter une seule fois ». L’auteur indique que cette femme a finalement dit ce qu’elle pensait, « ayant, enfin, le courage de ses opinions ». Il faut mentionner qu’elle devait être sourde pour le faire.
Comme l’auteur a intitulé son recueil Contes cruels, il faut s’interroger sur la cruauté de cette nouvelle. Certes, on peut juger les actions de cette femme cruelles, mais dans ce récit les émotions sont aussi des maîtres cruels. Bien qu’ils ne soient pas justifiés, Félicien est esclave de ses sentiments. On peut dire que la vie qui donne aux jeunes la capacité de faire tout ce qu’ils veulent, mais qui ne leur donne pas la sagesse nécessaire de se modérer, est la chose la plus cruelle.